Jean Corrèze : peintre, sculpteur et illustrateurJean Corrèze : peintre, sculpteur et illustrateur

Fractalité

 

Parenthèse, si toutefois c’en est une, pour risquer quelques lignes à propos du travail de mon complice.

 C'est au travers des oeuvres de Jean Corrèze que j’ai découvert l’art fractal né dans les années 80. Ses origines sont en relation avec les travaux de savants qui, au cours des décennies précédentes, avaient théorisé à propos d’objets mathématiques complexes, développant un langage qui s’éloignait de la géométrie euclidienne. Un langage sans doute mieux à même de rendre compte de l’infiniment petit, de la distribution des galaxies, de la structure du vivant, du rôle du hasard et de la permanence du chaos. Un tel mouvement de la pensée scientifique (dont les applications se multiplient) ne pouvait que se propager à la philosophie et à l’art. (N.B)

Il est révélateur que le mot « chaos », tel qu’utilisé par les mathématiciens et physiciens d’aujourd’hui (parmi lesquels Benoît Mandelbrot qui fréquenta jadis le lycée de Tulle) rejoigne le sens que lui avait conféré la mythologie. KHAOS : le vide préexistant à la matière, tout entier en puissance, qui jouera le rôle de matrice du monde. Toutefois, l’art fractal se tient à l’écart de toute transcendance. Bien au contraire, il s’appuie sur l’observation à la fois méthodique et intuitive de la nature qui procède par saturation de l’espace, se reproduit par itération, récurrence, compilation d’un ensemble à l’image du détail, autant de règles parfois infléchies par d’imprévisibles hasards. Ce dynamisme interne fonde l’esthétique de l’art fractal.

Art trop intellectuel ? La crainte n’est pas vaine car la reproduction informatisée de modèles mathématiques ou la copie besogneuse de schémas empruntés au monde minéral ou organique entraverait toute véritable création. L’artiste doit considérer cette avancée comme une nouvelle matière mise à sa disposition. A lui d’y insuffler, comme le font Corrèze et d’autres, son imagination, sa turbulence, sa marque.

J’aime à lire dans l’art fractal une célébration de la genèse et de sa permanence, un aveu explicite de la structure cellulaire de l’univers, qu’on l’observe à l’œil nu, au microscope ou au télescope. J’y vois l’enchevêtrement de hasards et de pulsions qui conduit à la vie embryonnaire puis à l’odyssée humaine. J’y devine la symbiose de figures antagonistes. J’y entends le balbutiement devenir parole.

Picturalement, l’art fractal me semble tendre un pont ludique entre abstraction et figuration, prolonger diverses techniques élaborées depuis plus d’un siècle (impressionnisme, pointillisme, tachisme, dripping…) Il valide, si j’ose dire, l’abstraction cosmique et organique de Kupka, les transes de Pollock et bien d’autres géniales intuitions.

En Limousin comme ailleurs, la nature offre de multiples configurations fractales : le massif granitique pur ou à différents degrés de dégradation, les écailles des farios et des carpes, l’écorce des pins douglas, les frondes pectinées des fougères, le fourmillement des étangs et aussi le vallonnement incessant du paysage, authentique houle verte qui recycle à l’infini l’invisible énergie qui nous anime après avoir modelé le décor.

Que dire du poète qui rend compte d’une informulable réalité au moyen de la langue dont il hérite ? Parmi ses outils préférés, même la métaphore s’apparente à la fractalité dans son essence et ses effets. Supposons qu’au retour d’une randonnée dans les monts d’Ambazac j’écrive ces lignes :

 "Les sommets des puys culminent péniblement à une altitude de 700 mètres mais prennent parfois une silhouette vosgienne sans se prendre trop au sérieux."

Voilà une phrase banale qui relate un choc survenu dans mes neurones entre deux visions, à des époques différentes, de massifs montagneux distants de centaines de kilomètres. Simple élégance d’écriture ? Peut-être, mais supposez qu’un lecteur éprouve l’envie de re-voir les monts d’Ambazac différemment, voilà la fractalité en marche. Et s’il lui prend la fantaisie d’user d’une métaphore analogue dans un domaine que j’ignore, poète et lecteur s’effacent derrière une chaîne impersonnelle, une imbrication d’intentions et de hasards, magma qui relève à la fois du cosmos et du chaos, et laisse peu d’espoir à qui voudrait en dissocier les ingrédients.

La fractalité, rouage intime de l’univers et donc du Limousin, affecte aussi les perceptions que  j’y ai éprouvées et m’efforce ici d’agréger. Car ce livre revendique une nature composite et aléatoire qui n’en abolisse pas le geste.


Philippe Biget

 

 

Texte de Philippe Biget extrait de son livre "Le jardin limousin"  illustré
par Jean Corrèze et publié en 2004 chez Alain Lucien Benoît, 912 chemin de
bel-air 30650 Rochefort du Gard (courriel : abedition@waika9.com).

 

(N.B) orientation bibliographique :

Les objets fractals – Benoît Mandelbrot – Flammarion

La fractalité dans l’art contemporain – Susan Condé – La Différence